Le combat avec l’ange. Le peintre et l’œuvre: une lutte à mort. Bargoni considère le tableau à venir comme un tigre sa proie : regard d’hypnose, il avance, ferme un œil puis l’autre, recule, se balance, attend. Il place la toile à plat, y jette des pigments par poignées sur un fond fraîchement enduit et sévèrement griffé, la frappe du dos de la main pour lui en faire rendre l’excès. Il la redresse et lui jette violemment de la couleur prise à pleine main dans des énormes pots. Noires, rouges, jaunes, grasses et brillantes, rapidement les masses lumineuses s’accolent, se superposent, se pénètrent, se chevauchent. Le peintre reprend haleine. Pointe un carmin, lisse un manganèse. Lente parade rituelle, il tourne et vague, tangue et s’éploie. Puis se mets à ordonnancer sans le réduire un cha- os auquel il s’est soumis tout en le dirigeant. Il s’empare de ce qui lui a été donné. Car Bargoni laisse, puissante, l’émotion le submerger, mais cherche à rester maître de son expression picturale. Le raclement net d’une spatule et, dessous leurs virulentes vêtures ultérieures, réapparaissent les signes incisés à l’aube de la toile. En mouvements amples, circulaires, rapides les doigts-pinceaux creusent, raffinent, sophistiquent les lourds empâtements que d’abord ils avaient furieusement appliqués.
BARGONI
L’artiste italien travail à l’huile mais refuse la patience des glacis et agit avec la rapidité d’un fresquiste: pas de palette, les nuances naissent en direct, dans l’urgence. Il accumule et monte les couches de couleurs pures, épaisses de plus en plus. En arase certaines. En étire d’autres jusqu’au vertige. Puis, soudain minutieux, il ravine, entaille, affouille. Il laisse remonter à la surface ce blanc de titane enfoui sous les turbulences du noir d’ivoire et les rubescences du cadmium pur, fait tournoyer ce jaune de chrome que menaçaient des strates de terre de Sienne et de vermillon. Et puis-contrepoint apaisant- il trempe une longue baguette de sorcier dans une couleur très diluée qu’il projette en pluie sur ses compositions éruptives. Le corps à corps du peintre avec sa toile prend fin lorsqu’il ne peut plus rien lui ajouter ni lui retrancher : à ses yeux, elle atteint ce fragile seuil de déséquilibre qui montre l’univers en constante mouvance. (Béatrice Comte)